L’intercession

saint-dominique-angelico-1442Lorsque Catherine de Sienne dit la phrase, « Je meurs de ne pas pouvoir mourir », elle ne l’utilise jamais pour exprimer un désir d’être hors de ce monde. Bien sûr, comme Thérèse, Catherine a hâte de rejoindre le Christ. Mais sa passion pour le Christ la contraint, en tant que Dominicaine, à vouloir servir le Corps du Christ, l’Église, ici et maintenant dans le monde, et de toutes les façons possibles. Son angoisse de désir provient de sa conscience que tous ses efforts sont inévitablement limités. Elle écrit: « Je meurs et ne peux pas mourir; j’éclate et ne peux pas éclater à cause de mon désir pour le renouvellement de la Sainte Église, pour l’honneur de Dieu, et pour le salut de tous ».
Le mysticisme de Catherine, comme celui de Dominique, est un mysticisme ecclésial. C’est un mysticisme de service et non pas un mysticisme d’enthousiasme psychologique. Pour Catherine et Dominique, Dieu est évidemment le premier objet de leur attention, mais le prochain et les besoins du prochain ne sont jamais oubliés. Un jour, lorsqu’un groupe d’ermites refusaient d’abandonner leur vie solitaire dans les bois, bien que l’Église de Rome eût grand besoin de leur présence, Catherine leur écrivit immédiatement avec un sarcasme mordant: « Vraiment, on prend la vie spirituelle trop à la légère si elle peut se perdre en changeant d’endroit. Apparemment, Dieu accepterait des lieux, et ne se trouverait que dans un bois, et nulle part ailleurs en temps de besoin ! »
Cette observation indignée de Catherine ne veut pas dire qu’elle n’appréciait pas les aides et les supports nécessaires à la vie contemplative: la solitude, par exemple, le recueillement et le silence. Catherine avait un respect particulier pour le silence. Mais ce qu’elle ne supportait pas du tout était le silence lâche de certains ministres de l’Évangile qui, à son avis, avaient le devoir de parler plus fort et plus clairement en faveur de la vérité et la justice: « Criez comme si vous aviez un million de voix », insistait-elle, « c’est le silence qui tue le mond « .
Deux siècles plus tard, dans une lettre envoyée chez lui en Espagne, le Dominicain Bartolomé de las Casas exprime la même urgence. C’était en 1545. Déjà, avec un courage non négligeable, Bartolomé avait discerné que sa vocation était de parler pour ceux qui n’avaient pas de voix. Confronté quotidiennement à l’épouvantable dégradation et à la torture des innocents qui l’entouraient, il décida de rompre son silence. « Je crois », écrit-il, « que Dieu veut que je remplisse le ciel et la terre, et tout l’univers à nouveau, de cris, de larmes et de gémissements ».
La force du défi de Las Casas ne résidait pas uniquement dans son émotion. Fréquemment, nous voyons ce prêcheur dominicain invoquer dans ses écrits ce qu’il nommait « l’intelligence de la foi ». D’après Las Casas, le meilleur moyen d’arriver à la vérité de l’Évangile était de « se confier instamment à Dieu, et en creusant profondément – jusqu’à ce qu’on trouve les fondements ». Ce fut à ce niveau de méditation humble mais persistante que le dominicain Bartolomé rencontra non seulement la vérité sur Dieu, mais Dieu lui-même, le Dieu de la Bible, le Père du Christ Jésus, le Dieu vivant qui, comme le dit Bartolomé lui-même, garde « une mémoire très fraîche et vivante des plus petits et des plus oubliés ».
En se laissant exposer ainsi au visage du Christ crucifié chez les affligés, Bartolomé se révèle un vrai fils de son père, Dominique. Car Dominique était un homme possédé non seulement par une vision de Dieu, mais aussi par une profonde conviction intérieure des besoins des autres. Et ce fut aux hommes et aux femmes de son propre temps, à ses propres contemporains, dont il reçut le besoin comme une blessure dans sa prière, ce fut à eux qu’il eut le souci de communiquer tout ce qu’il avait appris dans la contemplation.
Au cœur même de la vie de saint Dominique, il y avait un profond amour contemplatif de Dieu – c’était cela qui avait le premier et le dernier mot. Mais en lisant les tout premiers récits de la vie de prière de Dominique, ce qui impressionne tout de suite, c’est la place qu’il accorde aux autres, aux affligés et aux opprimés – dans l’acte même de contemplation. Les alii ne sont pas les simples récepteurs de la prédication de Dominique inspirée par la grâce. Même avant le moment de prêcher, lorsque saint Dominique devient une espèce de canal de grâce, ces personnes – les affligés et les opprimés – habitent « le plus profond sanctuaire de sa compassion ». Ils font même partie du contemplata dans contemplata aliis tradere. Jourdain de Saxe écrit:
Dieu avait donné [à Dominique] une grâce spéciale pour pleurer pour les pécheurs et pour les affligés et les opprimés; il portait leur détresse dans le plus profond sanctuaire de sa compassion, et la profonde miséricorde qu’il ressentait pour eux dans son cœur débordait dans les larmes qui coulaient de ses yeux.
En partie, cela veut dire simplement qu’en priant, Dominique se souvient d’intercéder pour tous ceux qu’il sait être dans le besoin, et surtout pour les pécheurs. Mais il y a autre chose – une « grâce spéciale » pour citer Jourdain. La blessure de la connaissance qui ouvre l’esprit et le cœur de Dominique dans la contemplation – qui lui permet avec une éblouissante vulnérabilité de ressentir la douleur de son prochain, le besoin de son prochain – ne peut pas s’expliquer seulement par les nombreuses souffrances dont il a été témoin et qui lui reviennent à la mémoire, ni par sa compassion naturelle. La blessure apostolique que Dominique reçoit, qui lui permet d’agir et de prêcher, est une blessure contemplative.
fr. Paul Murray, “Retrouver la dimension contemplative”, Conférence au Chapitre général (juin 2001)